jeudi 12 avril 2018

De la difficulté d'être européiste

"Jean Monnet a le grand mérite d'avoir construit l'Europe, et la grande responsabilité de l'avoir mal construite."

Altiero Spinelli, dans une interview au Parlement Européen de Strasbourg, le 15 septembre 1983.

J'ai déjà utilisé cette citation de Spinelli par le passé, et j'ai également déjà parlé de l'européisme et de l'eurocitoyenneté et de fédéralisme en général, de ce que cela représentait pour moi ou du moins pourquoi je voulais en parler dans Pax. On aura compris à la lecture de ces articles (qui datent un peu) que je suis européiste moi-même, fédéraliste également, mais pas pétri d'angélisme béat non plus. J'ai été critique de l'UE (et de sa communication souvent désastreuse, cf. mes EuroFails ), et j'ai expliqué un peu partout au fil des articles que si Pax Europæ était une dystopie c'était que je n'avais pas que des fleurs à jeter au projet européen.

Parlement Européen, Strasbourg
Parce que oui, on peut être européiste et critique. On a du mal à le croire quand on s'en tient aux débats sur Internet et aux déclarations de nos élus nationaux, qui aiment polariser et mettre dans des boîtes. Ainsi, le pro-Europe se doit d'être un europhile absolu et aimer tout ce qui vient de l'UE, au risque de se retrouver dans la case eurosceptique. Ce dernier se doit à son tour de mépriser tout ce qui est labellisé "Europe", que ce soit l'UE, le Conseil de l'Europe, la Cour Européenne des Droits de l'Homme, etc. D'ailleurs, on notera que dans l'esprit de l'électeur moyen, il n'est pas toujours clair que ces trois institutions n'en font pas une (cf. les supporters du Brexit déclarant - entre autres - sortir de l'UE pour ne plus être soumis aux "ingérences" de la Cour Européenne des Droits de l'Homme... alors que ce sont deux organismes bien distincts). L'Europe est devenu un grand flou artistique qu'il faut valider ou rejeter. Il y a donc deux camps bien définis : les pros, et les antis. Se montrer critique est généralement vu comme faire le jeu des antis, à moins de prendre d'énorme pincettes. J'avais beaucoup apprécié un article très critique sur le Taurillon "Où est passée mon Union Européenne ?" qui mettait parfaitement en exergue le malaise que des européistes convaincus pouvaient ressentir en défendant une Union qui accumule boulettes, scandales et magouilles. C'était rare, c'était criant de vérité, c'était tout à fait ce que je pensais et ressentais. L'article, bizarrement, n'est plus disponible nulle part. Dommage, je l'aurais bien reposté ici.

On a donc tendance à penser que les fédéralistes, européistes hardcore s'il en est, se doivent de défendre l'UE et le projet européen bec et ongle sans doutes ni remords. Mais c'est faux. Le projet même du fédéralisme européen, c'est de changer de système pour l'Europe. Par principe, un fédéraliste européen n'est pas satisfait de l'Union Européenne, et veut la changer. 

Pour beaucoup d'entre eux, l'UE est un projet bâtard, un édifice fondé sur des bases fédéralistes mais dont les constructeurs ont pris peur et ont bâclé le travail / changé d'idée en cours de route, selon l'avis de chacun (il faut dire que les années passant, les plans sont passés dans les mains de plusieurs générations d'architectes, pas toutes formées aux mêmes écoles). Les intérêts nationaux ont repris le dessus sur les idéaux transnationaux d'après-guerre, au fur et à mesure que la dite guerre se faisait plus lointaine dans les mémoires. Je l'avais déjà utilisé mais encore une fois, cela me renvoie l'image d'une maison dont on n'aurait pas fini le toit parce que, finalement, il n'a pas plu depuis longtemps donc à quoi bon ?  Et dont on s'étonnerait qu'elle prenne l'eau quand il se remet à pleuvoir (on ne pouvait pas prévoir qu'il se remettrait à pleuvoir un jour, vous comprenez !). Car oui, au fil de sa construction, l'"Europe" a changé d'orientation, de la CECA à l'UE, de Maastricht à Lisbonne, son chemin s'est tortueusement dirigé vers ce qu'elle est aujourd'hui, malgré les intentions et les visions alternatives de certains Pères de l'Europe. La crise de 39-45 s'est mué en vieux souvenir, remplacé par le confort des 30 Glorieuses, l'argent coulant désormais à flot, on pouvait se permettre de changer le cap. On a, par exemple, fait l'ECU puis l'Euro sans faire de gouvernement européen, sans budget ou économie communs, et quand la bise est venue, nous fûmes fort dépourvus.

Crise après crise, Crise de l'Euro en tête, mais aussi Crise des Réfugiés ou celle du changement climatique qui arrive à grands pas, l'Histoire nous a prouvé que c'était mal joué (sans rire !) et que le projet devait être repensé de fond en comble. Soit on finissait le fameux toit et on empruntait la voie fédérale - et là tous les boucliers se levaient pour protéger les souverainetés nationales sans comprendre comment fonctionne une fédération. Soit on arrachait tout et on recommençait à zéro. Comme il fallait prendre une décision et que plus personne n'en a le courage au niveau européen aujourd'hui, on n'a rien fait, et la maison continue de prendre l'eau, les murs gondolent, s’effritent, la moisissure pousse partout et tous les monde se plains. Et c'est normal ! Cet état d'abandon que des traités s'empilant les uns sur les autres ne parvient pas à changer ne satisfait personne, du moins pas grand monde. Seulement voilà, si on est europhile, on se sent un peu obligé de défendre le projet, parce qu'on se dit que la maison serait quand même pas mal si elle était finie. Cette maison-là sent le moisi, mais on n'en a pas d'autre de comme ça, alors on veut la défendre, appeler les colocataires à agir ensemble pour la restaurer et la terminer. En face, les eurosceptiques nous voient comme des fous défendant l'idée que vivre dans la moisissure et l'humidité c'est génial, et que quand on appelle à plus d'Europe, on veut dire "plus d'infiltrations ! Plus de fongus !". Or ce n'est pas ça du tout. Et l'europhile de rappeler que les maisonnettes nationales coûtent plus cher, qu'elles résistent de moins en moins bien aux caprices de la météo de l'Histoire, que la Maison Européenne (une fois finie, bien sûr) sera plus sûre, plus solide, mieux isolée. En attendant, ce que voit l'eurosceptique, c'est qu'on paye encore pour la maison ET les maisonnettes nationales, et que plutôt que d’économiser on gaspille, sans jamais en voir le bout.

Bref, l'impasse.

Parlement Européen, Strasbourg
Bon, je vais peut-être arrêter là ma métaphore filée en mode BTP, je pense que vous avez compris l'idée. Je ne vais pas non plus me lancer dans une liste exhaustive des arguments pro et anti, des exemples de scandales ou de succès liés à l'UE, ce n'est pas le sujet. Le sujet c'est cette position délicate dans laquelle tout europhile se trouve, en tout cas tout europhile honnête : il peut être difficile d'être européiste aujourd'hui. Parce que l'UE prend parfois des décisions discutables, parce que des parlementaires européens trichent pour taper dans la caisse, parce que les grandes figures comme Juncker censées "incarner l'Europe" d'aujourd'hui se traînent des casseroles pas possibles, parce que certains États Membres sont moins bien traités que d'autres et que les "grands" méprisent toujours les "petits" - *tousse*Grèce*tousse*. Difficile, dans ces conditions, de déclarer un amour inconditionnel à l'Europe, justement parce que sémantiquement l'Europe est devenu ce fameux flou artistique où on ne sait plus trop qui fait quoi, qui décide pour qui, pour quoi, et comment. Et ce flou est largement entretenu par nos élus nationaux, qui sont quand même ravis d'avoir un homme de paille sur qui rejeter leurs responsabilités quand ils prennent des décisions discutables. L'Europe est devenu un homme de paille, pratiquement impossible à défendre.

Pourtant, je le rappelle, les deux organes les plus puissants de l'UE sont le Conseil Européen et le Conseil des Ministres*. Le premier est constitués de nos présidents, chanceliers, premiers ministres, etc., bref nos dirigeants nationaux élus démocratiquement, tandis que le second est constitué de ministres nationaux nommés par les dirigeants cités précédemment (à ce titre, et pour les eurosceptiques qui me liraient, ils ne sont pas moins démocratiquement nommés que lorsqu'ils assument leur fonction de ministre au sein des gouvernements nationaux puisque... ce sont les mêmes postes). La Commission tant décriée pour son "déficit démocratique" n'a pas de grand pouvoir décisionnelle, en revanche elle peut proposer et suggérer. Ce sont le Parlement Européen (dont les membres sont élus directement par le peuple, là encore) et surtout les Conseils qui vont - ou pas - adopter les directives européennes. In Fine, le pouvoir dans l'UE est beaucoup plus dans des mains nationales que supra-nationales, contrairement à l'imagerie d’Épinal que nos représentants nationaux nous ressortent régulièrement. Quand ils disent "C'est Bruxelles qui décide", souvenons-nous que la plupart du temps, "Bruxelles" ce sont simplement nos élus nationaux qui se rejoignent dans la capitale Belge pour prendre des décisions. Ce ne sont alors pas des anonymes que personne n'a élu et qui sortent de nulle part. Ce sont des Macron, des Merkel, etc.. Cela peut aussi être le Parlement Européen, comme lorsque le roaming a été supprimé en Europe ou que l'interdiction partielle du géobloquage des contenus en ligne en Europe a été votée, et ce parlement, nous votons pour élire ses membres. Donc, au final, les gens qui décident, nous votons pour eux. Nous les mettons en place, nous les validons.

J'insiste là-dessus parce que je pense que nous avons une responsabilité en tant qu'eurocitoyens (que l'on se définisse comme tel ou pas, d'ailleurs, car quoi qu'il arrive nous avons ce pouvoir et subissons les conséquences de nos choix). C'est à nous de faire changer les choses si elles ne nous conviennent pas, et il semble évident qu'en Europe les gens ne sont pas contents, il suffit de voir les résultats des diverses élections. Même s'ils ne gagnent pas toujours, les eurosceptiques font de gros scores, quant aux européistes... difficile d'en trouver, peut-être parce que justement se dire ouvertement pro-Europe c’est se trimbaler un certain bagage dont les candidats ne veulent pas. Et qu'on ne me sorte pas Macron, s'il vous plaît. Ce président est aux antipodes d'un Spinelli ou d'un de Gasperi. Quand je vois que Macron est vu par certains fédéralistes européens comme un "sauveur" simplement parce qu'il affiche une certaine europhilie, je me dis qu'on est pas sorti de l'auberge. En est-on vraiment arrivé à un tel niveau de désespoir qu'une figure démagogue comme Emmanuel Macron puisse devenir "un modèle" alors qu'au niveau national il dirige le pays par ordonnances et fait de la casse sociale son passe-temps favori ? Juste parce qu'il dit être "pro-européen" nous devrions chanter ses louanges et espérer qu'il amènera l'Europe vers une transition fédérale ? Cette perspective m'effraie plus qu'elle ne m'inspire, pour être honnête.

Ce qui me ramène naturellement vers le sujet de ce blog, l'univers de Pax Europæ. (Oui parce que c'est bien beau de déblatérer ainsi mon avis mais si vous êtes sur ce blog, à la base c'est pour Pax, non ?)

(Attention légers spoilers sur les tomes 1 à 3)

J'ai récemment publié le tome 3 de Pax Europæ, "Euronet" (clique sur le lien ! Achète ! Consomme !). Or à peu près à la même période où je finissais les corrections du tome en question, j'ai eu quelques retours sur le premier, "Certitudes", notamment une personne qui disait partager l'inquiétude vis à vis de la construction européenne qui transpire dans le texte. C'est là que je me suis rendu compte à quel point ma critique (auto-critique ?) de l'européisme et du projet européen pouvait laisser penser que finalement Pax Europæ n'était qu'un pamphlet anti-Europe de plus. Après tout, son protagoniste principal, Erwin, est ouvertement et violemment critique du système fédéral, et dans le tome 3, justement, Grégory s'étonne lors d'une conversation avec son ami de découvrir qu'Erwin est en réalité fédéraliste. Cette conversation était essentielle pour moi, car elle place Erwin au milieu du spectre politique de l'univers de Pax. Certains sont ultra-fédéralistes pour diverses raisons, comme Klaus ou Cyril. D'autres sont plus critiques, comme Ennio. Cette critique amène justement ce personnage à se faire immédiatement accuser de défédératisme (c'est à dire d'être un partisan de la déconstruction de l'Europe fédérale), une trahison aux yeux des fédéralistes. Les personnages sont polarisés et finalement peu peuvent se payer le luxe d'être "entre les deux". C'était le cas de Michael Kith dans le tome 1 "Certitudes", qui voyait d'un œil critique aussi bien les représentants du système fédéral (Emma, par exemple) ou leurs opposants (les défédératistes). De fait, ils est mal perçu par tout le monde et passe pour un défédératiste auprès d'Emma simplement parce qu'il n'est pas europhile.

L'enlèvement d'Europe, statue devant le Parlement Européen, Strasbourg.
Je ne crois pas nécessaire d'expliquer en détail le parallèle entre les États-Unis d'Europe de Pax et l'UE véritable, je pense que c'est assez évident. Cela dit je pense qu'il est intéressant de revenir sur un élément important du tome 3 "Euronet" : la réforme constitutionnelle que le président Markus Tramper veut faire passer au Parlement. À ce stade de la série, Tramper s'apprête à réformer les E.U.E. pour renforcer l'intégration européenne, centraliser le pouvoir et diminuer les souverainetés régionales. Or ce n'est pas anodin si ce projet se voit opposer une levée de boucliers. Et pas uniquement des défédératistes, également d'européistes convaincus comme le délégué du parlement Michael Dalendel. Dès le tome 2 "Furies", on peut voir cet europhile combattre cette réforme et lui opposer une vision purement fédérale de l'Europe, avec une division du pouvoir et un partage de la souveraineté. On peut alors comprendre que le projet fédéral que sont les États-Unis d'Europe est en danger et qu'il peut être dévoyé, transformé en quelque chose qu'il n'aurait pas dû devenir : un état unique qui supprime les différences et lisse l'ensemble dans un but avoué d'uniformité. Le tome 3 (et le tome 4 à venir, j'y travaille !) donnent plus de place au point de vue de Tramper pour qui le système fédéral donne encore trop de pouvoir aux ex États-nations et encourage les particularismes régionaux, portant ainsi le germe de la division et du conflit. Dalendel et Tramper sont tous deux europhiles et européistes, mais leurs projets politiques sont opposés. Pas autant que celui des défédératistes, certes, mais irréconciliables néanmoins. Quant aux petites gens tels qu'Erwin, Cyril, Greg et les autres, ils ne peuvent que se placer quelque part dans ce spectre politique, avec la peur permanente d'être accusé d'être "anti-Europe", et donc antipatriotique (de la même façon qu'aujourd'hui dans la réalité, être pro-Europe est souvent vu comme anti-patriotique au niveau national).

(Fin des spoilers légers)

J'ai cherché à retranscrire ce malaise de l'européiste d'aujourd'hui dans l'univers de Pax Europæ, cette difficulté à définir clairement ce que l'on défend lorsqu'on se dit "Européen". Car il y a l'idée, d'abord, puis le projet sur le papier, et enfin sa concrétisation. Celle-ci ne peut malheureusement pas se faire à une si grand échelle sans compromis ni compromissions. Et petit à petit, il devient difficile de reconnaître l'idée originelle et de défendre sa réalisation pleinement. Faut-il pour autant tout rejeter ? Peut-on sauver le projet européen, et si oui, comment ? Une réforme ? Tout recommencer de zéro ? C’est le dilemme des personnages de mon univers, mais c'est aussi et surtout le dilemme de tout européiste aujourd'hui. Pour mes personnages, qui pour beaucoup sont des soldats se battant littéralement pour l'Europe, la question est cruciale. Se battent-ils pour une idée, ou une institution qui ne leur convient pas ? Et si l'institution change pour prendre une orientation qui ne leur convient plus, comment réconcilier l'idéalisme et la dure réalité ? Comment garder la flamme et ne pas céder face aux déceptions ? Comment ne pas baisser les bras et abandonner ? Entre désillusion et naïveté, entre idéalisme et confrontation à la réalité, la position de l'européiste n'est pas aisée.

"Jean Monnet a le grand mérite d'avoir construit l'Europe, et la grande responsabilité de l'avoir mal construite."

Spinelli, avec un grand sens de la formule, résume parfaitement ce sentiment étrange de gratitude mêlé de déception. Certes, on peut se réjouir que l'Europe ait été faite, après des siècles de guerres et de conflits entre Européens. Mais ça ne veut pas dire qu'on doit se satisfaire de ce qu'elle est devenue.

J'espère avoir réussi à écrire mes textes correctement, de sorte que les lecteurs de Pax Europæ sauront y voir une critique du projet européen plutôt qu'une attaque bête et méchante ou un assassinat en règle. Je me rend compte que pour eux le dénouement de la série semble encore loin, alors pour ceux qui se demandent si toute cette réflexion sous-jacente sur la réforme de la constitution européenne, l'autoritarisme grandissant des E.U.E. et la montée du défédératisme vont quelque part ou si je me contente de dire que "l'Europe ça pue", rassurez-vous.

Tout cela va bien quelque part.


PS : Si vous voulez lire une interview de la vice-présidente du Parlement Européen où celle-ci avoue qu'il y a une différence entre l'idée et la réalité, et pourquoi il faut quand même se battre pour l'idée avant tout, c'est par ici ! Elle dit notamment ceci : "L’Europe d’aujourd’hui, celle que je vois sous mes yeux, n’est pas celle dont j’ai envie, ce n’est pas celle que je défends au quotidien."

Et ça, ça me parle.


*Je précise que "Conseil des Ministres" est un titre courant mais non-officiel. Le vrai nom de cet organe de l'UE est "Conseil de l'Union Européenne", à ne pas confondre avec le "Conseil Européen", donc, ni le "Conseil de l'Europe". Oui, je sais, c'est compliqué.

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