mardi 25 septembre 2012

"Les Etats Unis d'Europe" de Charles Lemonnier, ou l'Europe de Kant

Ayant mis la main sur un ouvrage que je cherchais à acquérir depuis un moment, je me suis lancé préalablement dans la relecture d'un petit livre, presque un manifeste, à travers la bibliographie duquel j'en avais trouvé la référence. L'ouvrage récemment reçu s'intitule "Les États Unis d'Europe, un projet pacifiste", et s'intéresse au premier momentum fédéraliste qui a suivi la fin des guerres napoléoniennes et n'est mort qu'après la guerre de 1870. Et le petit livre qui m'a permis de le découvrir est emblématique de la rhétorique de cette époque. C'est de cela dont je vais vous parler aujourd'hui (brièvement, hein, le livre n'est pas long et je vous conseille vivement de le lire vous-même).

"Les États Unis d’Europe" de Charles Lemonnier, donc. Ce livre m'avait impressionné sur plusieurs plans, et sa petite taille n'a que renforcé la force de son contenu. A l'origine, Lemonnier écrivait dans la revue "Les États Unis d’Europe", l'organe bilingue (français et allemand) de la Ligue Internationale de la Paix et de la Liberté. Lorsque le journal fut interdit pour un temps après la défaite de 70, il ne cessa pourtant pas d'écrire et rédigea en conséquence un véritable manifeste qui prolongea l'esprit de la revue en attendant son retour. Le pacifiste y expose ses théories sur les précédents projets d'union européenne, les raisons de leur échec en pointant leurs faiblesses, et propose sa vision, son projet alternatif.

Son approche est très didactique, se servant de la chronologie historique comme fil conducteur pour inscrire le mouvement qu'il incarne, un saint-simonisme moderne, comme s'inscrivant dans la logique de son époque, moderne et résolument tourné vers la démocratie. Ce que reproche Lemonnier aux projets précédents, du Grand Dessein de Henri IV au projet de l'Abbé de Saint-Pierre, est principalement leur enracinement dans le système monarchique et dynastique. Ce qu'il propose est de se tourner vers une organisation politique moderne et c'est dans la République de Kant qu'il puise son inspiration. Kant est, selon lui, ce qui manque à la doctrine saint-simonienne pour être sûre de traverser avec succès les (r)évolutions sociétales qui s'annoncent. Le contexte de rédaction est celui de la révolution française tenue en échec par la Sainte Alliance, la république battue par les grandes dynasties des rois et empereurs européens. Face à ce qu'il considère comme une régression, il appelle donc à la formation des États Unis d'Europe fondés sur plusieurs principes importants :

- Les E.U.E. doivent être constitués de républiques parlementaires (seul système qui à son sens garantie l'égalité de tous les citoyens). C'est d'ailleurs une de ses conditions sine qua non à l'intégration de nouveaux États à l'union. Il considère que les monarchies parlementaires sont des instituions bancales et instables qui, si elles parvenaient à se maintenir pendant un temps, ne seraient que des transitions vers des systèmes de plus en plus démocratiques. L'homogénéité des systèmes politiques propres à chaque État Membre lui paraît essentiel, ou au moins l'homogénéité au niveau de leurs Constitutions, afin qu'elles n'entravent pas le bon fonctionnement de l'ensemble fédéral.
- Les E.U.E. doivent être soumis au suffrage universel. A noter des thématiques très modernes dans son discours comme comme la nécessité de donner le droit de vote aux femmes, notamment.
- Les E.U.E. doivent être séculiers. La séparation de l’Église et de l’État sont selon lui nécessaires au bon fonctionnement démocratique, ce qui n'est guère une surprise puisque son idée de la démocratie est baignée des idéaux de la révolution française et que son projet s'oppose clairement à l'ordre établi de la Sainte Alliance.
- Bien que penchant nettement du côté des socialistes, les E.U.E. de Lemonnier doivent défendre le droit à la propriété. C'est l'un des éléments qui a sans doute fait grincer des dents certains partisans qui, autrement, ont applaudi les discours de Victor Hugo devant le Parlement. Le droit de posséder s'inscrit lui aussi dans les racines révolutionnaires et se distingue clairement des alternatives socialistes puis communistes et anarchistes visant à instaurer un Ordre Nouveau (ironie) pour remplacer l'Ancien Ordre monarchique. J'insiste là-dessus car je trouve cette voie très intéressante dans une époque qui s'orientera de plus en plus vers une dichotomie perverse.

Son projet est un projet fédéraliste. Cela signifie que les États partagent une partie de leur souveraineté, sur le modèle des États Unis d'Amérique ou des Cantons Suisses (à l'époque, Lemonnier n'avait que peu d'autres exemples parlants à exposer). D'ailleurs, l'exemple américain lui permet de présenter un intéressant comparatif : les USA, sortant de leur guerre de sécession, ont commencé un processus de désarmement (démantelant notamment de nombreux cuirassés) et réduisent leur armée, injectant leurs ressources vers l'industrie et le commerce, pendant que l'Europe continue de s'entre-déchirer et d'engloutir des milliards dans des armées monstrueuses. Une seule armée européenne, destinée à la défense et au maintien de l'ordre, aurait l'intérêt de réduire considérablement les coûts et, du même coup, empêcher des guerres au niveau européen. L'idée de la Communauté Européenne de Défense n'est pas née d'hier.

L'exemple suisse est également très employé, et c'est très bien d'ailleurs. Notamment parce que, pour un lecteur d'aujourd'hui, le recul permet de constater à quel point cet exemple s'applique parfaitement à l'Europe. Il y souligne les différences très nettes entre les Cantons, tant au niveau des langues, des religions, et des tendances politiques, ainsi que la cohésion pourtant exemplaire de l'ensemble. Si Charles Lemonnier parle indifféremment de confédération et de fédération, l'exemple suisse montre le passage concret d'une confédération à un état d'intégration et de collaboration qui en font, de facto, une véritable fédération. L'état confédéral actuel de l'U.E. qui a définitivement trouvé ses limite peut-il y puiser l'inspiration pour sortir de sa crise tant économique qu'institutionnelle ? La rhétorique de Lemonnier exposant la nécessité de s'inspirer des Suisses pour sortir du bourbier dans lequel l'Europe s'enfonce suite aux estocades de Bismarck m'a fait sourire, car si la crise qui s'annonçait alors n'est pas la même qu'aujourd'hui, loin s'en faut, le discours reste étonnamment moderne. Notamment lorsqu'il évoque le poids de l'Europe à l'avenir, et la nécessité d'employer notre économie et notre industrie en commun pour non-seulement rester parmi les "grands", mais également pour pouvoir assister, en amis, les nations qui peinent à s'industrialiser. 

L'humanisme est clairement ce qui guide Lemonnier et le mouvement pacifiste qu'il incarne. Son manifeste appel à la paix et à la solidarité, au bon sens et surtout, au respect des peuples. L'adhésion aux E.U.E. doit être populaire, doit être votée par les peuples des États européens, tout comme doivent l'être les membres du Parlement qui les représentera. On pourra lui reprocher, peut-être, d'idéaliser la république révolutionnaire, mais il garde un esprit pratique et n'hésite pas à énumérer les différents - et conséquents - obstacles à la réalisations d'un tel projet, notamment les intérêts dynastiques et patriotiques (nous assistons, je le rappelle, à l'éveil du nationalisme). L'idée du besoin d'une institution garantissant le droit international est également un élément pilier du livre, et pose les fondations de ce qui deviendra la Société des Nations.

"Les États Unis d'Europe" est un petit ouvrage que je recommande à tous, tant il permet de cerner l'esprit des pacifistes de la fin du XIXème et leur attachement à ce projet fédéral européen que Victor Hugo a si éloquemment plaidé. Les notes des éditeurs (de l'époque et des Éditions Mancius pour la présente édition), sont particulièrement instructives ! J'y ai notemment découvert que l'expression même d’États Unis d'Europe, que je pensais "officialisée" par Hugo, fut déjà utilisée en 1848 par Carlo Cattaneo dans L'insurrezione di Milano ("Nous aurons la paix véritable quand nous aurons les États Unis d'Europe".) L'idée a plus de 150 ans ! Mais trêve de digression, je pense qu'il est temps pour moi de vous laisser tranquille et de retourner à mes lectures...

"Les États Unis d'Europe", Charles Lemonnier, éditions Manucius, par exemple sur amazon.fr

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