vendredi 30 décembre 2011

Mes voeux pour 2012

Voilà, 2011 s'achève et ceci sera certainement le dernier article pour une année qui aura vu la Crise se creuser, les plans de secours échouer, la solidarité européenne se faire désirer, et d'un point de vue plus personnel, un déménagement en Finlande où ma perception de l'Union continue de s'affiner. Entre les six mois en Grèce en 2010 et les désormais sept mois en Finlande en 2011, j'ai pu observer les différences, les regards croisés, les évolutions de mentalités, et bien que ce soit fort intéressant, c'est également un peu effrayant parfois. Je ne reviendrais pas longuement sur les vestes qui se retournent ça et là, les reproches vaseux et hypocrites et l'opportunisme populiste qui flotte dans l'air comme le fumet nauséabond d'un chiotte d'autoroute. J'en ai assez tartiné précédemment. Pourtant, durant ces derniers mois, mes déboires en Finlande m'ont parfois donné envie de me taper la tête contre les murs, pestant que l'UE, ça ne marche pas et ça ne sert à rien. Les nuits sans sommeil entre deux démarches, exténué, sur les rotules, avec l'envie grandissante d'envoyer tout balader en poussant un grand cri. Bien sûr, ça sert à rien, mais ça soulage. Et je comprends que partout en Europe, à une toute autre échelle, les gens en aient marre et, comme moi, voudraient juste envoyer tout promener en hurlant. Certains ont commencé à le faire, d'ailleurs, ou du moins tenté. D'autre ont simulé pour le plaisir de casser. D'autres le font encore seulement par le verbe, et pas encore la barre à mine. Mais le mécontentement est là, palpable, nourri par la frustration et un cynisme de bon ton aujourd'hui.

L'Europe ne nous apporte pas ce qu'on attend d'elle, nous dit-on, et c'est pourquoi les gens la rejette. Très bien, mais sait-on vraiment ce qu'"on" attend d'elle ? Qui est "on" ? (Mon ancienne chef de l'UDS vous dirait ""On" est un con") Ou plutôt qui sont "on", et veulent-ils tous la même chose ?

Il faut avant tout se rappeler une bonne chose : L'Europe est un projet à long terme. Si "on" veut de l'immédiat clinquant et bling bling deux mois après quelques grandes phrases, "on" est bel et bien un con. Construire une union de cette envergure ça ne se fait pas en claquant des doigts, l'argent, n'en déplaise à certains, ne tombe pas du ciel ni des arbres, même quand on les bichonne en arrêtant le nucléaire, et surtout, nous ne sommes pas seuls sur cette planète. Le problème des débats sur l'Europe c'est qu'ils ne sont guère des débats européens. Ce sont des débats nationaux, orchestrés par des politiciens nationaux qui ont un échéancier national en tête ( chez nous il dure cinq ans ). Des débats menés et alimentés par des gens dont l'objectif premier est de réussir intra-muros, et pour qui Bruxelles, entité anonyme mais néanmoins tentaculaire et vorace, peut être blâmé pour tous les vices. Est-ce que ces gens là sont "on" ?

Les gens comme vous et moi, qu'attendent-ils de l'Europe ? Qui peut me le dire ? Union politique et/ou économique ? Avec un lien culturel et géographique ou pas ? Pour voyager, s'installer, ou bien simplement commercer ? Centralisé ou régionalisé ?

L'Europe, dit-on, ne s'intéresse pas aux gens. Sans vouloir raconter ma vie, mon expérience en Service Volontaire Européen m'a prouvé le contraire. N'importe quel jeune d'Europe peut partir travailler dans un projet dans une autre pays de l'UE aux frais de la Commission, apprendre une nouvelle langue sur place en apprenant à connaître les locaux, leur culture, leur mentalité, se faire des contacts, puis voyager chez ses ex co-volontaires. Je vois ça concrètement, et moi-même, j'ai suivie l'une de ces volontaires dans son pays natal. Mais bien souvent, le SVE, peu ou prou connaissent. Et il y a une palanquée d'autres programmes pour travailler ou étudier, et pas seulement le célèbre Erasmus, et pas seulement pour les jeunes. Qu'on arrête avec la théorie du désintérêt de l'Europe pour les gens, c'est au gens de s'intéresser un peu. Là encore, l'habitude d'ouvrir la bouche en attendant la cuiller serait peut-être à mettre sur la liste des choses à perdre pour 2012 en cette période de bonnes résolutions. Car oui, l'Europe est là, autour de nous, elle finances des projets, aide des entreprises, fais voyager des jeunes, leur offre des opportunités d'études et d'emploi. L'ouverture des frontières rend les choses bien plus simples qu'une génération auparavant, et comme dit le proverbe, l'avenir sourit aux audacieux. Il faut juste se lancer, tenter, oser. S'intéresser. Est-ce que "on" est prêt à faire cet effort ? Je demanderais même, est-ce que "on" en a vraiment envie ?

Croire que tout vient tout de suite en brillant de mille feu est au mieux candide, mais surtout idiot. Rome ne s'est pas faite en un jour, et si "on" croit qu'une recette miracle existe mais que la vilenie de l'UE l'en empêche - l'Europe pourrait mais ne veut pas ou bien Mon Pays peut mais l'Europe ne veut pas - se bercent de douces illusions, pourtant se sont souvent les mêmes qui prétendent que nos politiciens n'ont rien à nous offrir et qu'ils sont tous les mêmes ( Oui, avouez, ce sont les fêtes de fin d'année donc je SAIS que chacun d'entre nous a entendu ce refrain au moins une fois à sa table durant la semaine ). Tout le monde aime jouer les cyniques mais attend toujours des résultats immédiats, sinon ça veut dire que ça marche pas, mon bon monsieur, je vous l'avais bien dit ! Et bien non. Personnellement, ce sont quand les résultats sont trop bons trop vite que j'ai tendance à me méfier. Ou quand on me le promet.

tou(te)s en cette fin d'année :

En 2012, sortez-vous les doigts du cul.
Et servez-vous en pour voter.




Et pour finir néanmoins sur une touche plus subtile, quelques mots de réconforts plus courtois :

"L'Europe ne se fera pas en un jour, ni sans heurts. Son édification suivra le cheminement des esprits. Rien de plus durable ne s'accomplit dans la facilité." Robert Schuman


(Comme vous le rappelle cette plaque, d'ailleurs)

mercredi 21 décembre 2011

Altiero Spinelli, ou l'anti-Méthode Monnet


Alors que le Groupe Spinelli tente une nouvelle fois de motiver le Parlement Européen à prendre son courage à deux mains, je me suis dit qu'il était bon, après avoir cité Monnet, de se tourner vers Altiero Spinelli pour entendre une autre voix fédéraliste, et sans mauvais jeu de mot, une autre voie. Pour replacer très succinctement les choses dans leur contexte - d'autres sources fourniront de bien plus amples détails qui ne sont pas mon propos dans ce billet - le début des années 80 a connu un certain redémarrage du projet européen après une profonde période de doute et de stagnation. Ce redémarrage salutaire - ou pas selon les opinions de chacun - est dû à plusieurs initiatives qui, se cumulant, ont conduit de fil en aiguille à la signature de Maastricht et la création de l'Union Européenne telle que nous la connaissons. Maastricht, considéré par les eurosceptiques comme le "Traité de trop", est en réalité le fruit d'un travail admirable de Spinelli... bâclé, lorgné, réécris et expurgé par soucis de compromis. Le projet de Spinelli était certes bien plus fédéral que la version Maastricht, mais elle avait l'audace de tenter une nouvelle orientation, moins économique, plus concrète pour les citoyens européens. Quand la méthode Monnet se base sur la création volontaire d'un contexte de bien-être (qui passe par une stabilité économique) pour convaincre les citoyens du bien fondé d'une Europe unie, et donc les encourager à choisir l'union politique "en connaissance de cause", ce qui est fort noble au demeurant, Spinelli voyait les choses autrement. Altiero S. a découvert le fédéralisme européen en captivité pendant la guerre ( ironie du sort, par la littérature fédéraliste britannique ), et sa conception de la conviction européenne est très différente : Selon lui, ce sont les crises, et non la stabilité, qui doivent créer une solidarité européenne. Cela implique de rebondir sur les problèmes de la communauté européenne pour galvaniser les ambitions et unir les Européens dans l'adversité ( Les visiteurs de ce blog saisissent certainement l'impact de cette philosophie sur mon univers, en particulier dans "Europae"). Aussi, dans ce début des années 80, Spinelli entend-il souder le Parlement Européen dans lequel il officie autour d'un projet de traité qui, appelons un chat un chat, serait une proto-fédération fondée sur le pouvoir du Parlement au dépend du Conseil (Là encore, "Europae"...). Il est pourtant cours-circuité de peu par un projet concurrent émanent de membres du Conseil des Ministres, la fameuse "Initiative Genscher/Colombo" qui deviendra le "Plan d'Acte Européen". Spinelli sait que la division des fédéralistes, principalement divergents sur la méthode qui doit unir l'Europe, risque de saborder tous ses efforts et torpiller cette opportunité après des années de marasmes, aussi n'est-il pas peu dire que lorsqu'il s'exprime devant le Parlement Europén le 19 novembre 1981, il a passablement les nerfs. Pourtant, malgré les enjeux, il prouve qu'il est un Grand Homme par cette mémorable leçon d'européisme :


 "
Madame le Président, je vais employer encore une fois une langue véhiculaire.

Si j'étais croyant, je commencerais par les mots «Gott helf mir ! - que Dieu m'aide !» Car d'une telle sorte d'aide mystérieuse j'ai besoin pour ce que je vais essayer de dire au cours de ces misérables cinq minutes que le Règlement m'attribue. Je vais essayer, Monsieur Genscher et Monsieur Colombo, de vous convier à vous placer au-dessus de vous-mêmes, à la hauteur de la tâche que vous vous êtes assignée.

Nous vous sommes reconnaissants avant tout, Messieurs les ministres allemand et italien, pour votre initiative car en proposant cet acte européen, vous avez brisé un tabou qui pesait depuis trop longtemps sur toute la construction européenne: le tabou qui interdisait de regarder au-delà des tâches économiques propres à la Communauté. Vous avez eu le mérite de dire que le moment est venu de commencer à agir pour créer progressivement l'Union européenne, c'est-à-dire une union politique qui soit engagée pour approfondir, bien sûr, les politiques économiques communes, mais aussi pour promouvoir une politique extérieure commune et une politique commune de la sécurité, donc pour entreprendre en commun des initiatives d'ordre diplomatique et stratégique aptes à promouvoir activement la construction de la paix.

Merci donc d'obliger nos gouvernements, notre Communauté, nos peuples à considérer que ces politiques communes nouvelles ont besoin d'instruments communs de décision et d'action. Toutefois, Messieurs les ministres, que vous avez été, dans cette initiative, des hommes de peu de foi, des hommes de peu d'imagination ! Je n'ai pas oublié, Monsieur Genscher, qu'il y a six ou sept ans, vous avez convaincu votre parti à s'engager pour une Assemblée constituante européenne. Mais vous l'avez peut-être oublié. Plus récemment, le 26 novembre 1980, quand vous avez commencé à parler de cette relance de l'Union politique européenne, vous avez prononcé au Bundestag les mots suivants: «Je n'ai pas l'impression que les impulsions à s'occuper d'un projet de constitution pour l'Europe puissent venir des gouvernements nationaux. Elles peuvent venir seulement du Parlement européen directement élu». Lorsque vous avez prononcé ces mots, vous saviez que l'initiative du «club du Crocodile» était en marche dans ce Parlement. Et je veux bien reconnaître que le Parlement est coupable d'avoir été trop lent à assumer cette tâche... Mais il l'a enfin assumée, et sous peu il va se mettre au travail. Mais vous, Monsieur Genscher, vous n'avez pas eu la patience. Vous avez vite fait de perdre votre foi dans le Parlement. Vous avez vite fait de confier à vos diplomates la tâche de rédiger cet acte. Et vous avez reçu d'eux ce que vous-même vous aviez prévu : ils vous ont, en effet, offert et fait avaler une nième variante de collaboration intergouvernementale.

(Applaudissements sur certains bancs)

Vous connaissez le proverbe qui dit que « la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a ». Vos diplomaties ne le peuvent pas davantage. Je reconnais que, dans l'immédiat, vous n'avez à votre disposition que cette coopération intergouvernementale et que c'est avec elle que vous devez agir pour affronter les problèmes internationaux les plus brûlants. Mais nous vous demandons d'être bien conscients de ce qu'il y a de provisoire, d'aléatoire et de fragile dans cette méthode. Ne venez pas nous dire que, dans cinq ans - vous aviez dit, au commencement, trois ans, mais ils sont devenus déjà cinq ans - le Conseil, à la lumière de l'expérience proposera si nécessaire un traité pour consolider l'union... Dites plutôt qu'il n'y a pas d'expérience à faire, que pour ceux qui veulent entendre, tout est bien connu dans cette matière, mais que vous ferez votre possible pour maintenir cette coopération incertaine et fragile, pour donner au Parlement les deux ans, deux ans et demi nécessaires pour préparer le projet de loi fondamentale de l'Union européenne et le soumettre à la ratification des États membres. Dans ce cas, le Parlement européen, au nom du peuple européen qui l'a élu, applaudirait sans réserve à votre initiative, se sentirait encouragé à accélérer son travail constituant pour venir le plus tôt possible à votre aide dans votre tranchée qui est, à la longue, intenable. Et vous auriez bien mérité de l'Europe.

Je voudrais aussi dire à M. Colombo - qui est absent - qui se considère l'héritier de l'esprit européen de de Gasperi, que je lui demanderai, à lui aussi, de savoir faire preuve de la ténacité que de Gasperi a eue pour faire des propositions analogues à ses collègues.

Mais, Monsieur le ministre, c'est de ce Parlement, qui est la seule institution ayant le droit de parler et de proposer au nom du peuple européen qui l'a élu, que vous devez attendre l'avenir de l'Europe, et non pas de vos propositions interministérielles !

J'ai dit, en outre, que vous avez manqué d'imagination. Vous avez en effet compris que, provisoirement, et dans les plus brefs délais, nos gouvernements doivent coopérer pour avoir un minimum de politiques communes, ici et là, mais enfin, disons-le clairement, surtout une politique commune en matière de sécurité. Et vous avez compris que vous ne pouvez pas vous borner à en proclamer la nécessité mais que vous devez le faire avec un minimum d'efficacité. Or, dans votre acte, vous allez chercher l'efficacité dans une multiplication de conseils, de comités, de sous-comités, dans un secrétariat saugrenu à structures et sièges variables, c'est-à-dire dans une multiplication de corps et de corpuscules, tous de la même qualité intergouvernementale. Et puis, quand tout aura été trituré et digéré par ces comités et conseils, chaque État, selon vous, ferait son compte de l'acquis politique.

Messieurs les ministres, n'avez-vous jamais entendu dire que, pendant la première et la deuxième guerre mondiale, les alliés - se trouvant dans une situation d'urgence qui les obligeait à avoir une politique militaire commune sur les fronts de guerre, une politique commune de ravitaillement, un contrôle commun de leurs monnaies - ont décidé, par des actes analogues aux vôtres, sans formalités juridiques, sans engagement institutionnel, sans préjugés pour l'avenir, de nommer un Foch, un Eisenhower, un Monnet pour être leurs plénipotentiaires en la matière. C'est ce que vous devriez proposer pour faire avancer vos initiatives dans la situation actuelle, provisoirement, sous la forme de collaboration entre les gouvernements.

(Applaudissements)

"

Voilà donc la réponse de Spinelli qui ne se prive pas de remettre Genscher et Colombo à leur place tout en citant de Gasperi - qui comme Gaspard pour les Rois Mages est le Père Fondateur de l'Europe dont tout le monde oublie le nom - sans oublier le clin d'oeil - presque cynique - à Jean Monnet. Car dans le premier puis le dernier passage que j'ai accentué, c'est non seulement le Plan d'Acte mais toute la Méthode Monnet que Spinelli bombarde à boulet rouge. Ce court discours permet, à mon sens, de bien saisir le point de vue d'Altiero Spinelli sur sa vision du fédéralisme européen, une vision qui marque profondément mon univers bien que, paradoxalement, je n'aie jamais vraiment ouvertement appuyé l'héritage de Spinelli - et je compte bien remédier à cela dans ma relecture de "Europae" qui devrait, bientôt je l'espère, trouver son chemin vers les piles de lectures de maisons d'éditions dans de nouvelles souscriptions....

Mais je voudrais conclure cet article sur une autre citation de Spinelli, qui résume tout en quelques mots :

"Jean Monnet a le grand mérite d'avoir construit l'Europe, et la grande responsabilité de l'avoir mal construite."

samedi 3 décembre 2011

Aachen VS Europæ : Visions croisées des Etats Unis d’Europe

Je bats le fer tant qu’il est chaud et vais, comme promis, m’atteler à un traitement plus comparatif de mes impressions sur « The Aachen Memorandum ». Comme je l’ai dit, j’ai adoré et détesté le livre, à parts égales, et dans cet ordre. Et si la première moitié à été, je l’admet, particulièrement jouissive, c’est parce que sous couvert d’exposition, Andrew Roberts nous dépeint en détail ses Etats Unis d’Europe, ils nous invite à nous y promener et à y vivre, comme Orwell dans « 1984 », ou même Harris dans « Fatherland ». D’ailleurs, et c’est là que je reconnais un lien de parenté entre Aachen et le roman de Robert Harris, Aachen est riche d’une précise description du Londres fédéral, avec ses noms de rues et de places changés pour être « de bon ton » et plus « européen » (Plus aucune allusion à de quelconques victoires sur nos « concitoyens et compatriotes européens »), ses statues troquées pour Jean Monnet, etc. Nous avons droit également à une sympathique chronologie, révélée par petites touches, de l’adoption de l’Ecu à l’assassinat de Thatcher devenue symbole de la résistance – et dont le meurtre des plus étranges est le JFK européen – qui donne bien le ton des sympathies, comme le relevait très justement Kevin dans son précédent commentaire, c’était la période. La date de rédaction soumet parfois le texte à quelques anachronismes savoureux, comme l’ecu que je citais plus haut. Pour les moins au fait de la construction européenne, ECU était l’un des noms de projets d’une monnaie européenne unique, et si la référence à l’écu romain est assez évidente et a fait couler beaucoup d’encre amère, la signification officielle d’ECU était European Currency Unit, soit Unité Monétaire Européenne. « Euro », apparemment, sonnait plus passe-partout, sauf en Grèce où, prononcé à l’anglaise, ça veut dire « urine ». On ne peut pas gagner à tous les coups, mais je m’égare. Dans « Aachen », l’ecu est introduit en 2006, il faut croire que Roberts n’a pas été assez pessimiste, et il est souvent question de « l’ecu d’abord souple, puis dur », et comme ce n’est jamais vraiment développé, une analogie avec l’évolution actuelle de la Zone-Euro me semble intéressante pour le côté « prophétique », je lui concède ça. Tout en notant mentalement que 2006 fut donc, quoi qu’il en soit, une année faste ! Mais comparons en diagonale nos deux fédérations européennes avant de nous attacher au traitement.


Son Europe est très proche de l’Union Actuelle, les institutions n’ont pas changé et le pouvoir est aux mains de la Commission. Les commissionnaires y sont les oligarques tout-puissants qui pistonnent et dirigent depuis leur Tour d’Ivoire bruxelloise, téléguidés et/ou noyautés par le lobby pangermanique qui tire les ficelles de tout le monde grâce au « Bureau Berlin-Bruxelles », une organisation semi-secrète. Le Parlement supplante les parlements régionaux ( « national » est un terme « découragé » par les Directives européennes ), mais n’est qu’un tremplin pour la Commission, une antichambre du pouvoir, et pour clore le débat stérile qui défraye encore et toujours la chronique, il est situé à… STRASBOURG. En même temps, un eurosceptique britannique décrit une Europe dystopique… C’est clairement un pouvoir centralisé et coupé du peuple qu’il manipule cependant par la télévision ( en usant notamment des suggestions subliminales ). Pas de langue officielle mais l’Allemand est pratiqué même entre non-allemands par effet de mode ( et de manipulation ).

L’Europe de mon univers uchronique est décrite en plusieurs temps, ce qui me donne un avantage, mais majoritairement c’est un système fédéral où le Parlement Européen se partage le pouvoir avec un Gouvernement Européen et la Commission, subordonnant les parlements régionaux qui continuent d’avoir toute autorité sur les affaires régionales. L’ensemble est surveillé par un Conseil Constitutionnel. Le déséquilibre finira par se créer lorsque le Parlement, organe central, sera supplanté par le Gouvernement et son chef : Le Président des Etats Unis d’Europe. La manipulation de la masse se fait par désinformation ( pas de gadgets hypnopédiques ou subliminaux ), l’utilisation massive de propagande ajoute une touche patriotique à l’ensemble. La langue officielle est l’Européos, un anglais bâtard intégrant divers éléments européens. C’est une langue nouvelle et artificielle.

Les E.U.E. de Roberts sont fondés sur le Traité de Aachen validé par le Référendum (falsifié) de Aachen. Dans Pax Europæ, le texte de réforme de l’Union Européenne menant à un projet fédéral est voté au sein du Parlement Européen, l’acte de fédération validé par référendum également – le résultat étant chez moi tout à fait authentique. Certains pays au sein de l’Union sont démantelés dans l’Europe d’Aachen, chez moi certaines régions de Russie font sécession pour rejoindre la Fédération. Dans Aachen, la Suisse est plus ou moins forcée par Bruxelles d’intégrer la fédération, chez moi la Suisse est forcée par les circonstances. Chez Roberts, le territoire autonome balte est soumis à des troubles dus à une résistance, tout comme en Angleterre. Chez moi, le défédératisme est partout et la révolte civile gronde dans toute la fédération. A noter que l’Europe d’Aachen utilise des camps de prisonniers politiques en Finlande, quand je préfère de bonnes prisons conventionnelles. A ce stade, je dirai que l’Europe d’Aachen est une Union Soviétique que les Allemands appellent entre eux le Reich, je pense que je n’ai pas besoin de développer, quant à ma fiction, ce blog est là pour développer. Quelques mots de vocabulaire et concepts spécifiques méritent toutefois qu’on s’y arrête quelques instants :

Etats Unis d’Europe : Oui, la formule n’est ni neuve ni originale, mais quand certains jouent sur les mots « fédéral » ou « confédéral », voire conservent simplement le terme Union Européenne ( cf. Brian Aldiss dans « Super-Etat »), Roberts tape dans le mille comme il aime à le répéter lui-même, pas de langue de bois, soyons honnêtes. Là où ça devient intéressant, c’est dans sa dénomination des « Etats » en question :

Régions Européennes : Alors que le terme « États Unis » implique des Etats, Roberts utilise l’appellation « région », comme je l’ai fait par la suite. J’avoue que j’ai été surpris de voir ce nom utilisé, surtout étant donné qu’il aime a détourner le vocabulaire existant ( les directives européennes notamment ), je me serais attendu à District ou autre chose de ce genre, mais non. Pour Roberts, il est clair que c’est destiné à tuer la notion même d’Etat Nation, la Grande Bretagne est démantelée en plusieurs Régions, il n’y a plus d’Etats unis ou désunis, il y a Bruxelles. Mes propres motivations sont diverses : D’un côté la volonté de ne pas utiliser le terme Etat Français, Etat Allemand, car je voulais que cela ne sonne pas directement USA, et bien que ma fédération s’inspire principalement du système fédéral allemand, traduire « Länder » revient à dire « Etats ». Quant à utiliser le terme « Land » lui-même, c’était hors de propos afin d’éviter tout pangermanisme. Le discours de Victor Hugo que j’ai maintes fois cité où le romancier créé un parallèle entre la construction de la France par l’union de ses régions et la construction de l’Europe a débloqué la situation : Mon lectorat étant français, le mot « région » devenait une alternative claire, compréhensible, exprimant cette idée de peuple européen partageant divers régions géographiques, sans connotation américaine distractive.

EuroNet : J’ai été à la fois surpris et non surpris par cette utilisation. Non surpris car j’ai déjà vu, a posteriori, ce terme utilisé par des compagnies. Surpris, car c’est la première fois que je le vois associé à une fiction sur l’Europe. Vous connaissez cette sensation de vous faire damer le pion de même que l’impression irrépressible d’entendre par avance les commentaires sur « Comment vous avez tout pompé ailleurs » ? Je l’ai déjà ressenti auparavant, lors de la sortie d’Endwar, et je me suis consolé en me disant que j’avais la chronologie pour moi, mais là, j’étais grillé de presque dix ans. Non pas qu’Euronet soit un nom très original, mais tout de même. Toutefois, et cela m’a au final sauvé mon plaisir, EuroNet (Aachen) est simplement l’Internet européen, il n’a aucune autre prétention ni utilité. Euronet (Europæ) est d’abord un réseau militaire crypté essentiel au déroulement de l’intrigue et dont une partie, seulement, est accessible aux civils.

La carte d’identité européenne à puce : Encore une fois, le concept n’est pas nouveau. Le « héros » de Roberts réalise en cours de route que son ID n’est pas seulement son « ami » mais aussi un mouchard qui lui sert de carte d’identité, de carte de crédit, de certificat d’assurance, de casier judiciaire, de dossier médical, de carte de fidélité, de ticket de parcmètre, de carte d’Euro-loterie (il a vu venir l’Euro-Million…) de clef de voiture, d’appartement, etc. Roberts tartine un long passage dessus et j’ai cru qu’un vrai traitement sur le flicage allait commencer, mais l’intrigue suit son cours et on n’y revient peu ou prou, donnant l’impression d’avoir seulement ajouter une brique de plus à l’odieux rempart de la citadelle maléfique de Bruxelles. J’aurais apprécié un vrai décorticage de ce danger réel, quitte à dénoncer la chose sur presque deux pages. Mon approche de la chose n’a pas été trop ambitieuse, car ce n’était pas le sujet et j’ai déjà fait assez de digressions dans Pax Europæ. Dans un des tous nouveaux passages ajoutés par le découpage de la tétralogie en huit tomes, Michael Kith, journaliste fouineur, est amené à craindre de se voir arrêter à cause de sa carte, et j’en profite pour en expliquer le fonctionnement. Je ne pousse pas le vice aussi loin que Roberts ( pas de clef de voiture ou de ticket de loto ), mais Kith se dit que le groupe sanguin et le dossier médical, le choix pour le don d’organes, etc., ont déjà sauvé des vies au cours d’accident, et que cette carte à puce est un outil, et comme n’importe quel outil, il n’est pas mauvais en soit, tout dépend de ce que l’on en fait. Par ailleurs, ma carte d’identité européenne est inspirée de la carte d’étudiant de l’Université de Strasbourg, qui est également votre carte de Restaurant Universitaire, d’abonnement de tramway/bus, de bibliothèque, une carte monéo… Puce, bande magnétique et code-barre inclus.

Mais derrière des appellations communes et des idées communes qui sont indubitablement le fruit d’inquiétudes communes, les Etats Unis d’Europe d’Aachen sont très différents des Etats Unis d’Europe de Pax Europæ. Cela tient à un facteur qui va sans dire mais qui va mieux en le disant : Je ne cherche pas à démonter l’idée de fédéralisme européen, mais à le promouvoir de façon critique. C’est peut-être prétentieux, mais dans le marasme eurosceptique et complaisant qui m’entoure depuis des années et ne s’arrange guère avec le temps, c’est ma façon à moi, je suppose, de faire preuve de cette conscience politique dont parle Kevin. Andrew Roberts n’a qu’un seul objectif en tête, nous prouver qu’une Europe fédérale, c’est mal. Mais même lorsque nos inquiétudes sont similaires, lui et moi divergeons sur le traitement tout comme sur l’énoncé du problème lui-même. Lorsque je critique l’« euro-tout » qui vise à nous unir artificiellement ( une crainte partagée comme on l’aura compris ), je crains pour les diversités culturelles, les langues – toutes les langues européennes – le melting-pot forcé et sans saveur qui, à force de mélanger des épices de tout le continent finit par tuer le goût de celui qui y goûte, l’ultra-laïcité qui opprime la religion en l’accusant de tous les maux et toutes les divisions. Roberts, lui, crie à la mort de la nation britannique, de la langue britannique, de ses fish & chips et de sa chasse à cours. Tout ça à cause des Allemands fachos et des Frogies qu’on ne peut plus appeler librement frogie parce que ce n’est pas politiquement correct, c’est un scandale. Heureusement, pour manifester le plaisir et l’euphorie de pouvoir crier son appartenance à un groupe, il reste le football, mais le maléfique Bureau Berlin-Bruxelles va bientôt supprimer les matchs inter-régionaux, éradiquant le dernier ersatz de guerre entre européens, diantre ! Mais où est le plaisir dans cette Europe fédérale ? Bref, sur la question de l’abandon des identités et des particularismes, mon point de vue diffère très radicalement de celui de Roberts, de même que le traitement, qui chez moi n’est pas aussi frontal. Il l’est au début, à travers le personnage du soldat Erwin Helm, fédéraliste critique, qui se sent seul au milieu d’une armée de moutons européens, ou de Kith le journaliste blasé, plutôt habitué à fréquenter les défédératistes, mais qui paradoxalement ressent plus ou moins la même chose. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le tome 1 de l’octalogie se nomme désormais « Certitudes », beaucoup de personnages sont persuadés d’être tout seul à voir le monde tel qu’il est vraiment, ayant des opinions et avis différents mais, en fin de compte, tirant le même bilan des Etats Unis d’Europe. Pourtant, au fur et à mesure des rencontres et des nouveaux points de vue, la critique acerbe et monochrome se dissout dans le récit avec d’autres visions, plus positives, plus nuancées, et c’est ce que je reproche à « The Aachen Memorandum ». Il n’a aucune nuance.

Oh, bien sûr, il tente le coup, et la scène est d’ailleurs rendue dramatiquement pathétique par cette tentative vouée à l’échec. Pourquoi ? Parce que le personnage principal a la possibilité de révéler un scandale qui détruirait les Etats Unis d’Europe, libérant la Grande Bretagne de ce joug qu’on a désormais bien compris tyrannique (qui rime avec germanique), mais il se met à douter à la dernière minute. Il n’a jamais connu que les E.U.E., le Royaume Uni ne représente rien de concret à ses yeux, l’Union Jack n’est pas son drapeau, contrairement à la bannière bleue aux étoiles d’or qui a bercé son enfance… Moi-même j’expose mon personnage au même dilemme, encore un parallèle, décidément. Où réside donc la différence ? Simplement au fait que, contrairement à Erwin Helm, Horatio Lestoq n’a jamais montré la moindre sympathie pour l’Europe fédérale, il l’a critiquée en long en large et en travers, en public, en privée, l’a parfois descendu en flammes, ne lui trouve jamais rien de positif, tout est à vomir, ah le bon vieux temps qu’il n’a même pas connu était quand mieux avant. Et soudain, probablement pour tenter de faire monter la tension en nous faisant croire – vilain farceur – que Horatio va retourner sa veste à la dernière minute, Roberts tente le coup. Le drapeau, l’hymne, les souvenirs d’enfance, on y a droit. Le problème, en dehors du fait que ça ne colle à aucun passage du personnage, dialogue ou narration, des 250 premières pages, c’est que l’auteur ne parvient même pas à être crédible l’espace d’un paragraphe pour dire du bien de la fédération européenne. L’Hymne qui a une vraie place dans le cœur d’Horatio ? Ah, il se souvient comment on lui a fourré dans le crâne dans les dortoirs durant ses études (référence à Huxley et l’hypnopédie ? Le dialogue sur le cinéma « réel » sensoriel tend à me le laisser penser comme d’autres éléments sporadiques tels que les suggestions subliminales, il y a un véritable volonté de s’ancrer dans cet héritage). En plus, la mélodie l’agace, et depuis le début du livre, qui plus est ! Le drapeau ? Plutôt un logo, se dit-il. Etc., etc. Roberts n’y parvient pas, rien de ce qu’il tente pour nous convaincre qu’Horatio a une petite faiblesse pour les E.U.E., par habitude ou réelle affection, n’est convaincant, car rien n’est positif. Rien n’est à sauver, tout à jeter. Cette rallonge grotesque tue le climax car elle sacrifie la détermination du personnage qui montait jusque là en puissance, tout ça pour essayer vainement d’apporter une nuance qui n’existera jamais tout au long du livre.

J’expliquais dans un précédent article que certaines ficelles se devaient d’être utilisées et que je n’hésitais pas à avoir recours à de bons vieux trucs et astuces qui, à mon sens, sont comme le cube de Maggi dans l’eau des pâtes : Ce n’est pas forcément de la grande cuisine, mais ça donne le bon goût qu’on aime. Roberts, lui aussi, est adepte des vieux pots aux bonnes soupes, mais parfois il en fait un peu trop. On n’échappe par exemple pas à « Je suis ton (grand)-père » et « L’héroïne que tu essayes de te taper t’ais tapé est ta sœur ». A la rigueur l’un ou l’autre, mais pas les deux dans le même livre… Un personnage possède un traitement assez proche d’Elsa Schneider dans Indiana Jones et la Dernière Croisade, Horatio abusant des « Comment j’ai pu marcher avec ce simple artifice ? ». Le Complot Allemand est d’ailleurs accompagné de multiples retournements de situations et de personnages à la Mission Impossible qui devient vite indigeste. J’ai moi-même quelques vestes à retourner en cours de route mais je ne suis guère partisan des cinq twists par chapitre, trois chapitres avant la fin, et préfère la diffusion lente pour ne pas essouffler/lasser le lecteur. Je regrette simplement que, dans « Aachen », les méchants et traîtres n’aient jamais de raison expliquant leurs positions autre que « Ce sont les méchants et ils veulent tuer la gentille ». Je noterai cependant une riposte fort agréable, malheureusement sans conséquences : lorsqu’on lui demande pourquoi un personnage trahit ses potes pour servir les Aryens ( terme utilisé une fois ou deux pour décrire un blond aux yeux bleus, brute et stupide ), il répond « Je ne sais pas si tu as remarqué, mais certains essayent de construire un pays ici. » MERCI ! Voilà qui aurait été digne de développer deux pages entières de réflexions, et non une soi-disant hésitation pas crédible pour un sou ! Opposer l’idée d’Etat Nation à celui de Fédération Européenne, le nationalisme à l’européisme, les concepts de communautés ethniques, linguistiques, politiques, idéologiques… Voilà qui aurait été passionnant. Pas le complot taillé sur mesure pour Robert Langdon. Et voilà l’orientation sur laquelle j’essaye de me fixer.

Le fédéralisme est comme la carte à puce européenne de ces deux visions du futur, un outil, qui n’est en soi ni bon ni mauvais. Un système politique capable de répondre aux défis qui attendent l’Europe demain, aujourd’hui. Mais son succès ou son échec dépend des hommes et femmes qui le mettraient en place, puis de ceux qui l’entretiendraient. C’est le fil conducteur de Pax Europæ, et en cela, malgré les nombreux parallèles existant entre mon univers et « The Aachen Memorandum », du vocabulaire aux thématiques en passant par les lieux communs de l’écriture dramatique, il y a un fossé immense qui me sépare de Andrew Roberts dans mon développement des Etats Unis d’Europe. Lorsque j’ai commencé à dévorer le livre, je me suis posé la question : A quoi bon me faire suer, ce type a déjà dit l’essentiel ? Quand j’ai refermé le roman, je me souvenais soudain très exactement pourquoi je me devais d’écrire Pax Europæ.

PS : Non traduit en français, Aachen a toutefois eu les honneurs de traductions néerlandaise et... allemande (portant la mention euro-thriller... un genre à part ? Pourquoi pas...)